Juke box du matin
Le rituel est le même, chaque matin. Après la précipitation désordonnée des quelques minutes précédant le départ, enfiler trois manteaux, retrouver le couple de moufles, trouver le bon bonnet, dégivrer les pare-brises, un calme relatif revient au moment ou elle ferme le portail.
Oui, elle est en retard, comme tous les matins. Non, c'est vraiment trop difficile de se lever quelques minutes plus tot pour échapper à cette petite hystérie frénétique qui vient ponctuer le matin, à 8h.
Le rituel est donc le même, chaque matin. Peu importe la radio pourvu qu'à 8h16, elle bascule sur France Inter, sans oublier de se demander si le contournement du village voisin sera, comme d'habitude, encombré. C'est alors que Bernard Guetta fait sa chronique, "Géopolitique", qui généralement adroitement passe en revue un point précis de la situation mondiale. Cela la replonge des années en arrière, sur les bancs de fac, lorsque le professorat lui enseignait la géopolitique. Elle pense "bien sur, il a raison" en rétrogradant pour s'arrêter dans la file des bouchons. Ou alors elle pense "ah oui, tiens, j'ignorais ça. Ca a changé, alors".
Au moment ou elle avance au pas et que Bernard Guetta cède la place à l'invité, elle zappe au profit de Couleur 3, qui se voudrait plus léger mais qui demeure toujours grinçant, acide, et contestataire.
Alors elle chante un peu, mal et à haute voix, mais comme personne ne l'entend... Peu importe.
Découvrez Kenna!
Et puis lorsque la pub interrompt brutalement la chronique en cours, ou la chanson qu'elle fredonne, comme un couperet, elle zappe encore. Oui, Couleur 3 va disparaitre en France, parce que ces coupures de pub intempestives ne correspondent pas à la philosophie de cette radio suisse, hachurée par la réglementation française. Elle se demande ce qu'elle écoutera alors...
Couleur 3, elle a découvert au lycée, bouche bée, aimant absolument toute la programmation au point qu'elle aurait enregistré des journées entières de diffusion sur cassette. C'est là qu'elle découvrait autre chose que la soupe ambiante dont il était difficile de se défaire sur la bande FM, elle cherchait autre chose certes mais sans savoir quoi. Et puis comme ça, elle avait trouvé. Ecouter Couleur 3, c'était déjà en soi une toute petite rebéllion, qu'on associait au romantisme propre à ces années adolescentes. On criait sa différence avec Baudelaire et Charles Cros, on se prenait de passion pour Flaubert tout en écoutant Noir Désir, un chèche autour du cou et des Kickers aux pieds.
L'entrée de l'autoroute est là, France Info égrènne sa revue de presse, souvent trop rapide. Là encore, un bref plongeon dans l'actualité et dans cette ancienne vie professionnelle qu'elle aimait beaucoup. Mais ce matin, en déboitant pour s'insérer dans la file de gauche, on ne parle que de godasse dans la tête de George. Ahah, celui là, pas mal.
Et puis comme France Info va diffuser le débat, elle fait la moue pour changer à nouveau. Cette fois c'est un CD.
Une petite redécouverte décalée, au moment ou défilent les kilomètres de paysage enneigé, elle écoute "le slow de la mort" des soirées estivales.
Découvrez ZZ Top!
Encore et encore, comme souvent lorsqu'un air lui plait, elle appuie volontiers sur Repeat jusqu'à s'en saouler.
Les bureaux sont en vue, maintenant, il va être temps de sortir de la bulle et démarrer une journée. Elle n'a pas le temps de se refaire un petit Viva Las Vegas, qui restera marqué dans sa mémoire comme la première piste lue par le CD lorsque ce printemps, elle montait dans sa voiture à l'aéroport, épuisée par tant d'heures de vol, les yeux encore pleins de néons clognotants de la ville du péché. Elle avait souri, en se disant "pourtant, Las Vegas, c'est fini on en vient".
Nous sommes le 16 décembre, Las Vegas c'est loin derrière.
Tiens, c'est l'heure du café...