Ils emménagent
Avant, il n'y avait rien. La ligne droite de bitume coupait à travers champs pour relier le village . De part et d'autre du ruban goudronné, rien. Rien, sinon des champs de maïs cultivés l'été, et un peu de brume s'échappant de la terre l'hiver. Un tout petit supermarché, aussi, modeste comme le village l'hébergeant. Trois pompes à essence, un parking disputant aux roseaux une maigre place.
Et puis il a été décidé de construire. Les grandes politiques parlaient de "concentration urbaine", d'"agglomération à densifier" parce qu'ailleurs, déjà, on se marche dessus. Ailleurs, il n'y a plus de place. Alors on va étendre le paysage urbain. On va construire. Et puis, tant qu'à faire, on va construire du "petit collectif". Terminé, le rêve de la maison à la campagne avec jardin. Non, l'heure n'est plus au bonheur individuel, transat dans le jardin, chacun sa voiture pour aller au travail. Non, on va concentrer les familles sur des petites parcelles, développer le maillage de transports en commun.
Forts de ces mots prometteurs de lendemains qui chantent mais aussi porteurs, de loin, de la petite chanson de Dutronc "C'était un petit jardin", les promoteurs sont arrivés, avec leurs souliers cirés. Ils ont arpenté les hectares de champs, planté de fiers panneaux proclamant "ici, bientot, 50 logements". Bousculant les habitudes rurales de ce coin de France resté simple, modeste, leurs grandes affiches placardaient l'image de familles heureuses dans leur 3 pièces avec balcon.
Les anciens logements ouvriers, voisins des chantiers, se sont vite trouvés démodés lorsque les pelleteuses sont sorties. La ligne droite a été encombrée de camions, poussière de chantier et circulation approximative.
Les "petits collectifs" sont sortis de terre. Nos regards sévères se sont un peu adoucis : tout ne ressemblait pas à des cages à poules. Les Algeco dans lesquels se concluaient les ventes et se tricotaient, pour de jeunes couples, des jours à venir heureux, sont tout de même restés un peu longtemps à mon gout. Un peu cynique, je pensais "mais qui pourrait bien vouloir venir vivre ici ?".
La population volontaire a été plus nombreuse que je ne le pensais. Très vite, nos regards se sont habitués à voir les finitions des "petits collectifs" avancer. Les crépis donnaient un air propret à ces constructions, alors que les panneaux solaires -ultime mode- nous disaient "nous sommes des logements éco responsables".
L'autre soir, j'ai fait un saut au petit supermarché voisin, grand frère de l'épicerie de quartier, en fin de compte. Tout le monde se connait et échange les dernières nouvelles au rayon beurre-crème-fromage, si toutefois on se serait ratés à la sortie de l'école.
Il y avait des voitures garées, en bas des petits collectifs. Maladroitement posées dans la terre, car les accès aux batiments ne sont pas encore goudronnées. Les portes fenêtres des appartements laissaient voir les intérieurs, crudité de l'ampoule de chantier dans une petite cuisine qui sent encore l'enduit. En ombre chinoise, presque, les nouveaux habitants s'affairaient à déballer des cartons pour s'installer dans leur nouveau chez eux. A chaque fenêtre, on les voyait emménager. A chaque appartement, une nouvelle famille tricotait les premières mailles de sa toute nouvelle vie au milieu des champs de maïs.
Tout d'un coup, je me suis sentie moins hostile au "regroupement de l'habitat", au "resserement du maillage urbain", j'ai souri en pensant à ces nouveaux voisins, et je n'ai pas eu peur.