Liberty
Elle avait plusieurs armoires. Fermées à clef. Derrière les portes hermétiquement closes de cachait un monde qui m'était interdit. Tailleurs pied de poule, jupes droites en laine, cardigans ouvragés, chemisiers précieux. Robes légères d'été, aux imprimés féminins. Non, elle ne voulait pas que j'y touche, que je joue à la dame avec ses étoffes à elle. Son jardin secret, cultivé avec soin, elle ne le partageait pas avec sa fille.
Je me contentais de bouffées du parfum de ses placards, humées à la dérobée dès qu'elle ouvrait une porte pour aller chercher sa tenue du jour.
Et puis les choses changèrent. Elle prépara ses cartons de déménagement. Comme refus de son départ, mes gestes de mépris comprenaient la fouille méticuleuse de ces cartons, enfin ouverts. Trop longtemps privée de cet apprentissage de sa féminité, je fourrageais vulgairement au milieu des pulls grenat, m'offrant enfin une espèce de récompense que j'estimais due. Frêle vengeance contre celle qui partait, je me comportais un peu comme un soldat devenu grossier à force de batailles perdues et de frustrations, qui bousculerait tout dans la maison bourgeoise d'un village enfin conquis, jusqu'à arriver à la jeune fille de la maison. Que l'on va malmener avec une gourmandise d'une infinie sauvagerie .
Je dérobais deux chemisiers en Liberty. Très en vogue il y a 20 ans. Très éloignés de ma garde robe. Je les cachais longtemps, comme des reliques, n'osant les porter que de temps à autre comme des trophées honteusement gagnés. Elle s'en aperçut. Après une querelle, elle m'en offrit deux autres, finalement. A 15 ans, que faire de quatre chemisiers en liberty ?
En souvenir d'elle, je les ai gardés. Ils m'ont suivi, blottis et emmelés au fond d'un sac en plastique, au fil de mes déménagements. Reliques chiffonnées, souvenirs délicats. Les quatre pièces d'étoffe sont ressorties hier. Les imprimés ne font plus partie des classiques, j'ignore le nom du motif. Leurs cols Claudine ne m'incitent pas à les porter tels quels. Ce matin, ils sèchent et attendent que je décide de leur sort...