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Sécotine and so on
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17 février 2009

Le cérémonial

Ils régnaient, tous les deux à leur façon, sur la grande et austère maison familiale. Elle, maîtresse de maison parfaite au savoir-vivre empreint des manuels datant des années 50 et teinté de son expérience autant que de sa naissance.

Lui, patriarche indiscutable, menant droit à la baguette sa descendance à l’image de sa coupe de cheveux : en brosse et noir, même sur la fin de sa vie.

La grande maison dans laquelle ils avaient choisi de passer leur retraite abritait bien des cérémonials. Celui du matin, lorsqu’elle se levait la première, enfilait une robe de chambre puis descendait lui préparer un premier café. Au lait. Dans un mazagran.

Mazagran, c’est chez eux que j’ai appris ce mot un peu rare. Chez eux, presque exclusivement, que j’en voyais.

Celui qui consistait ensuite à ranger, méticuleusement, les biscottes de taille toujours égale dans la boite destinée à cet usage. En plastique transparent fumé – couvercle imitation bois.

Celui qui consistait, au retour de la pharmacie, à répartir les médicaments selon leur destinataire, et à ordonner tout cela au cordeau dans des boites ad-hoc, rangées elles aussi sur la table roulante – sage servante près de la table ou nous prenions nos repas.

Celui qui consistait à régner sur le contenu du congélateur comme sur une armée bien rangée. Il tenait à jour un petit carnet, rangé dans un tiroir de la cuisine, sur lequel sa belle écriture inclinée traçait « veau » « bœuf » « haricots verts » « dinde » en titre sur les pages vierges. Puis elle sortait la balance de cuisine, antique objet cabossé à la précision millimétrique. Les aliments étaient impeccablement rangés dans les sacs plastiques de congélation, puis pesés, puis étiquetés, identifiés, consignés dans le petit carnet avant de rejoindre le congélateur, ou jamais ils ne se perdraient.

Le cérémonial du congélateur était effectué dans le plus  grand calme, avant que stylos, liens à nouer et petit carnet ne retournent dans le tiroir de la cuisine.

Lorsqu’un sac était sorti de sa gangue de froid, là encore jamais aucune précipitation ne venait entraver le ballet à quatre mains qu’effectuaient mes grands-parents, pesant le poids de l’importance de leurs gestes sur la gestion de leurs stocks alimentaires. Là encore, il sortait du tiroir de la cuisine le petit carnet, la règle, et rayait aussi proprement qu’on lui avait appris la ligne concernée. Rôti de veau – 835 grammes – 12 septembre 1987. 

La lenteur avait pris racine dans cette maison, rythmée par le carillon anarchique des horloges. Celle Empire du salon, celle Picarde de « au bout », sous l'escalier ou était aménagé le coin télé.

Graviers qui crissent dans la cour, passage du facteur à midi trente, cliquetis de la chaudière qui se met en route, grincement des volets blancs qu’on ouvre ou qu’on ferme – selon le moment de la journée. Tic tac des carillons sur les manteaux de cheminée. Rarement le téléphone, rarement la sonnette du grand portail blanc qui faisait sursauter ma grand-mère.

Ces petits bruits du quotidien, discrets et superbes, ponctuaient cette existence parfaite et infinie. Ces petits cérémonials, banals, précis et rassurants, effectués avec maîtrise et parcimonie.

Les petits enfants que nous étions venaient troubler cette quiétude le temps d’un week-end, éclaboussant de nos rires et chahuts l’ordre établi du salon Empire. Le reste du temps, le reste de la semaine, nous n’avions pas de vision du quotidien de nos grands-parents. C’est seulement lorsqu’un autre cérémonial s’introduisait –celui des révisions- que nous nous glissions dans leur intimité bien sage et les accompagnions dans ce silence des jours passés à se ressembler.

L’été, notre terrain de jeu allait jusqu’au fond du jardin, ce qu’on appelait « au bout ». Au bout des étangs, au bout de la propriété. Parfois, un cousin aguerri sortait la barque blanche et nous ramions gaiement sous l’œil vigilant des adultes. Au bout, il y avait aussi cet arbre en haut duquel nous avions le droit parcimonieux de grimper. Les plus jeunes se contentaient de monter bravement à quelques branches. Les plus grands nous dominaient.

Et puis un jour, l’arbre fut abattu – trop de feuilles dans l’étang – trop d’entretien pour qui vieillit.

Un cérémonial de cassé.

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Commentaires
M
Bonjour, <br /> je découvre ton blog et je trouve cet article très joli, très poétique et qui ramène moi aussi à mon enfance. merci pour ce joli moment.
M
souvenirs grandioses des petites choses...
L
Des petits rituels si précis qu'on peut parier qu'ils se renouvellent même pendant notre absence ..... ce qui permet de savoir comment vivent ceux qui nous sont chers quand ils sont loin de nous !<br /> Belle évocation !
T
Tu la connais n'est-ce pas, cette chanson de Brel sur "Les vieux" ? <br /> <br /> C'est à elle que j'ai pensé en te lisant, et j'aime beaucoup vos deux versions du même thème (et cette expression "au bout")<br /> <br /> Quant aux mazagrans, il y en a chez mes parents !<br /> <br /> (non, non, toujours rien...)
M
un arbre est cassé, un cérémonial tombé, et une petite fille assez libérée de la grande maison pour savoir si bien la raconter.
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