Fragments parallèles
Découvrez Black!
Posons le décor : une salle à manger, un matin de semaine. La table du petit déjeuner est mise et une certaine animation règne sur la scène entre les trois protagonistes, les deux parents et leur enfant. Celui ci agité, refuse de déjeuner, ses parents lui font remarquer entre deux bouchées que l’heure tourne. L’enfant remue sur sa chaise, papillone, les tartines passent de main en main, les bols se vident et oui, l’heure tourne.
Le père prend la pile de journaux, papier léger glacé aux couleurs criardes, vantant les promotions en cours dans tous les supermarchés du coin. La factrice dépose le lot dans les boites aux lettres le mardi. Il sort de son emballage plastique le petit catalogue du pépiniériste par correspondance, qui de page en page étale son choix très large de graines qui promettent des légumes éclatants de santé. La conversation tourne autour de ce qu’on plantera au printemps, dans un jardin ou la neige et la glace auront définitivement fondu, tournant la page d’un hiver qu’on dira rigoureux.
Oui, soudainement les parents se projettent au printemps, bêchant et retournant, envisageant quelques plants de ratte dans un carré voisin.
Il faudrait demander … ?
Et si on plantait … ?
Mais alors il faudrait déplacer les tomates …
Mais pour la vigne, on fait comment ?
Oui, de ce mince catalogue ou les choux-fleurs sont les stars naissent mille projets. D’un coup, elle se rappelle que ce n’est pas toujours l’hiver, que le jardin ne ressemble pas à ce champ de bataille un peu sale ou les bribes de neige subsistent entre quelques touffes hardies d’herbe.
Non, l’hiver ne lui pèse pas vraiment, mais la possibilité d’une autre saison lui revient en tête comme un fruit rafraîchissant.
Les projets sont donc là, les idées s’échafaudent, se construisent avec la perspective d’autres saisons et d’une vie de famille qui continue, se poursuit et s’enrichit.
A cette idée chaleureuse et douce, et toujours entre deux bouchées et injonctions à un enfant distrait, elle pose dans sa tête un calque sur sa réalité.
Le calque du film vu la veille au soir, « Coupable » de Laetitia Masson. Un drôle de film et une drôle d’ambiance, remplie de la vacuité des vies de couples ratées et d’existence qui un jour se sont croisées sans plus vraiment cheminer ensemble par la suite. Le tout, sur fond de résolution de crime à Saint Etienne. En hiver (un peu morose, je vous l’accorde).
Elle retire ce calque scénarisé pour rapprocher ses fragments d’existence de ceux d’autres couples, solides, qu’elle connaît. Du chêne imputrescible, qui tient deux personnes contre vents et marées, au fil des années, des rides et des écueils de la vie. Pourtant, les écueils, elle sait aussi ce que cela représente, ce que cela signifie et la fragilité à laquelle on est confronté à cet instant. Pour un peu, le fil ténu de Laetitia Masson peut faire irruption dans une vie réglée comme une partition mille fois jouée.
Elle apprend aussi ce matin, une fois l’épisode petit déjeuner fini, et alors que le soleil rayonne au-dessus des montagnes, qu’un de ces couples mythiques qui entre dans son entourage est en train d’être rongé par la maladie. Que restera t il, une fois cette parfaite unité défaite ?
La certitude d’avoir vécu quelque chose d’unique que nombre d’entre nous cherchent toute leur vie. De l’avoir trouvé et chéri. D’avoir eu le privilège du rare.
Je souris, en pensant que je fais, moi aussi partie de ces rares privilégiés.